(tommy) a moment of calm

Depuis combien de temps n’a-t-elle pas mis les pieds dans cette décharge ? Ses sneakers effleurent les débris de milliers d’objets, mémoires de vies, laissés à l’abandon ici par les habitants de Port Angeles et des alentours. Le soleil se couche sur les collines de métal. C’est l’heure dorée, l’heure où tout le paysage semble prendre feu avant de laisser place à la nuit. Malgré les six années passées, le temps s’est arrêté ici. Le vieux pick-up bleu est toujours là, criblé de balles venues d’on ne sait où. Il y a cette machine à laver défoncée dans laquelle elle s’amusait à se cacher étant petite et puis le bus jaune qui, il y a plusieurs dizaines d’années probablement, amenait les enfants des quartiers résidentiels à l’école et ce bateau de plaisance encore posé sur son support, comme échoué bien loin de la mer. A cette heure-ci, les papillons batifolent encore mais les lucioles pointent le bout de leur nez, et les fleures de pissenlit se laissent doucement porter par la brise tandis que les mouettes virevoltent au-dessus de sa tête. Elle a vingt-trois ans à présent mais, plantée au milieu de la décharge, c’est comme si elle en avait de nouveau quatorze et qu’elle faisait encore les quatre cents coups avec Tommy.

Tommy.

Son cœur se serre en même temps que sa main sur la bandoulière du sac qu’elle porte. Alors que son regard se perd à ses pieds, il croise des bouteilles de bière, la plupart sont couchées sur le sol ou éclatées en mille morceaux mais quelques-unes tiennent encore debout. Ce jour-là, Tommy lui a appris à tirer au lance-pierres. Autant dire qu’elle a été mauvaise, mais ils n’ont jamais autant ri. Ce moment lui semble si lointain à présent. Iman s’enfonce un peu plus dans la décharge pour se rapprocher des rails du train. Et de la cabane. Leur cabane. Leur cachette secrète, un havre de paix. Aux yeux du reste du monde, il ne s’agissait que d’une vieille bicoque en briques rouges, délabrée et donc le toit menace de s’effondrer. Pour eux, c’était le plus bel endroit du monde. Aujourd’hui, c’est avec appréhension qu’elle s’y dirige, ne sachant pas à quoi s’attendre. En réalité, elle est même persuadée de n’y trouver que des ruines, des vestiges de souvenirs, de leur vie d’avant qui n’est plus et ne sera plus jamais.

Il y a six ans, elle est partie du jour au lendemain. Elle a déménagé, a quitté Port Angeles pour Seattle puis sa vie a pris le dessus et toute son enfance à Port Angeles n’était qu’un lointain souvenir sans pour autant qu’elle en oublie les meilleurs moments. Tommy en faisait toujours partie et c’est peut-être inconsciemment pour cette raison qu’elle est venue à la décharge, après avoir posé ses valises la veille. Une partie d’elle espère que son meilleur ami l’attend derrière le rideau qui délimite l’entrée de leur cabane. Alors que ses doigts effleurent le tissu, des milliers de souvenirs déferlent comme une vague. Elle se rappelle exactement de l’intérieur de leur cachette. Ils ont chacun leur côté. Le sien est décoré d’une immense toile représentant un éléphant sur un fond au violet sombre. Il y a quelques bougies disposées sur des cartons et sur des boites en bois, un baril rouillé complètement vide où elle a posé une lampe à lave marchant à piles qui ne fonctionne probablement plus depuis longtemps. Quant au côté de Tommy, il a été aménagé d’un commun accord par les deux car il ne semblait pas vouloir de décoration particulière. Il n’y a qu’un grand canapé, qu’ils ont trouvé gisant un peu plus loin dans la décharge, entouré de boîtes de cartons, certaines éventrées, qui servent de petites tables d’appoint. Sur ces cartons trainaient de vieux magazines cornés datant des années soixante-dix et quatre-vingt. Et derrière le canapé, c’était leur cimetière à bouteilles, comme ils l’appelaient. Tous ces cadavres de bouteilles ont été laissés là par Tommy et Iman au fil des années.

Jusqu’à son départ.

Mais que s’attend-t-elle à trouver, après tout ? Tout s’est brisé à cause d’elle, lorsqu’elle est partie. Il n’y aura rien derrière ce rideau. Rien du tout à l’exception des vestiges de leur enfance.

Et effectivement, rien n’a changé.

Absolument rien.

Tommy?

Il est là. Elle ne rêve pas. Iman pourrait le reconnaître entre mille, malgré sa carrure bien plus développée, malgré ses cheveux qui ont poussé et les nombreux tatouages apparus sur son corps. Malgré tout ça, c’est bien lui.

Tommy!

On pourrait croire que la jeune femme va fondre en larmes car ses yeux menacent bel et bien de déborder de larmes de joie. Son poing resserre brièvement son emprise sur le rideau avant de le lâcher derrière elle. Heureusement, elle arrive à ravaler ses larmes et se précipite sur son meilleur ami, enroulant ses bras autour de son cou. Oh my God, it’s really you! Elle a du mal à y croire. Après tout ce temps, il est encore là. Tout comme elle, il ne semble pas avoir été capable de se détacher de cet endroit. Elle n’a pas encore remarqué ce qu’il faisait. Elle n’a pas vu le feutre noir dans ses mains alors qu’il ajoutait un énième tag à leur « Mur ». Pour le moment, elle déborde de joie et de bonheur. Le temps s’est arrêté autour d’eux et de la décharge. Enfin.

(c) mars.

Il se retrouvent au milieu de toutes sortes de souvenirs, ceux de Tommy sont mêlés à ces trouvailles, mémoire d'une autre époque. Cette vieille baraque délabré, le gamin ne l'a jamais quitté depuis qu'il l'a adopté. Il y a, derrière ces murs, un sentiment de liberté que la mère Salomon lui avait enlevé plus jeune et c'est bel et bien ici que Tommy se rend lorsqu'il a simplement besoin de se ressourcer.

Ce n'est plus pareil, sans Iman. Depuis qu'elle est parti pour poursuivre son rêve, loin, il manque cette touche de féminité qui animait un peu l'endroit. Son rire cristallin ne résonne plus depuis des années. Reviendra t-elle un jour ? Parfois, il se surprend, Tommy, à réfléchir sur des choses aussi futiles. Par habitude, les gens qui partent dans des grandes villes n'ont plus vraiment souvenir de ces petits moments de bonheur échangé par ci et par là... Sera t-elle l'exception qui confirme la règle ? Grand rêveur, voilà qu'il se prend à espérer revoir Iman. Si ce n'est pas là, pourquoi pas au centre ville, par pur hasard. Ce lieu si unique n'était devenu plus que l'ombre de lui-même, tout comme le garçon qui perpétuait l'éternelle tradition de s'y rendre, de temps en temps. Par moment, il lui arrivait de venir, comme aujourd'hui, avec quelques bières, qui descendait en relisant ces brochures dépassées qu'il connaissait par cœur depuis le temps et, souvent -tout le temps -, il imaginait Iman, non loin de lui.

Aujourd'hui n'était pas un jour spécial, mais il s'était décidé, comme il pouvait lui arriver parfois, de dessiner sur le mur de la cabane. Certains endroits avaient été recouverts, pour qu'il puisse de nouveau gribouiller ses poèmes bateaux qui ne faisaient rêver que lui. D'autres, plus mémorables, étaient entouré d'un marqueur rouge, signe que les écritures devaient rester à tout jamais encrées dans la pierre. Encore des mémoires qu'il fallait garder, au plus prêt de soi.

Sa première bière est déjà bien entamée, à portée de main. Les écouteurs au creux des oreilles l'empêchent de notifier un quelconque son en dehors de sa bulle dans lequel il s'est plongé depuis son arrivée. Il n'existe plus que lui, Tommy, et ce mur, qu'il s'est engagé à redécorer - une fois encore. Son nom résonne, mais c'est comme s'adresser à un sourd. Si physiquement, le jeune Salomon est là, son esprit divague ailleurs, notamment vers cette bouteille de bière vers laquelle il se tourne.

Il pivote à peine, mais c'est suffisant pour lui permettre de remarquer du mouvement derrière lui. Parfois, il arrive que des gamins se pointent, c'est pourquoi il ne semble pas réagir immédiatement. Par défaut, Tommy retire néanmoins un écouteur pour pouvoir discuter, si jamais l'envie prend ce visiteur inopiné... Mais c'est seulement lorsque la jeune femme se rapproche pour l'étreindre rapidement qu'il semble réaliser. Cette voix qu'il connaît par cœur et qu'il n'a pas entendu depuis longtemps. Iman !? Surpris mais à la fois enjoué, il se défait rapidement de la prise de la jeune femme pour la regarder en face. Encore stupéfait de l'avoir en chaire et en os, le gamin parvient encore à formuler un semblant de phrase. Oh god, what in the world are you doing here sweetheart ? Comme si c'était hier. Tommy lui parle comme s'ils s'étaient quitté la veille, comme sa fâcheuse habitude lui prend. I can't believe you're here. I thought you'd have forgotten m- this place ! Et contre toute attente, il l'attrape par la taille pour la soulever, aussi légère qu'une plume puis tourne sur place avant de la redéposer doucement là ou elle se trouvait juste avant. Difficile pour lui de maintenir son excitation, si bien qu'il souffle doucement avant de poser les mains sur ses hanches, réalisant peu à peu cette douce utopie devenant réalité. Damn, it IS really you... And I'm not even drunk ! Pour l'instant.

(c) mars.

Quelles étaient les chances pour que tout se passe aussi parfaitement ? Qu’est-ce qui avait poussé l’Univers à amener tous deux leurs choix et leurs décisions à ce moment précis ? Iman avait renoncé à venir la veille car elle rentrait tout juste de son voyage et se sentait trop exténuée. Elle avait cependant tout prévu. Elle aurait posé ses valises et serait tout de suite partie pour la décharge, alors que le jour tombait sur Port Angeles. Puis, en arrivant, elle a eu le malheur, ou plutôt la merveilleuse idée, de s’assoir sur le canapé de la maison de sa mère et s’est sentie beaucoup trop épuisée pour bouger à nouveau. Cela lui avait paru une décision absolument anodine à ce moment-là. A présent, elle réalise enfin son importance. Si elle était venue la veille, elle n’aurait probablement pas retrouvé Tommy. Elle aurait dû le chercher à travers la ville, retourner aux endroits qu’il avait l’habitude de fréquenter sans réellement savoir s’il s’y rendait toujours, des années plus tard. Elle aurait passé des jours, voire des semaines à le chercher. Peut-être même sans le retrouver. Port Angeles est une petite ville mais à voir les miracles produits par l’Univers, il ne serait pas improbable qu’elle ne le retrouve jamais. Et pourtant, il est là.  

Il est là.  

Tommy n’a pas changé. Certes, il a grandi en six ans. Son visage a changé, est devenu plus fin, plus ciselé, plus marqué aussi, mais dans ses yeux brillent toujours l’énergie de l’adolescent torturé et pourtant si aimant qu’elle a laissé là, la veille de son départ, dans cette même cabane. Cette soirée, elle s’en souvient encore comme si c’était hier. Son déménagement avait été si précipité qu’elle n’en avait pas parlé à Tommy. A personne d’autre d’ailleurs. Mais surtout pas à Tommy. Ce soir-là, pour la première fois de sa vie, elle n’avait pas trouvé la force d’être courageuse. Peut-être qu’une partie d’elle savait aussi que Tommy déteste par-dessus tout les adieux, mais en majeur partie, elle s’était montrée lâche sans même se rendre compte que tout dans ses gestes hurlait “adieu”. Ils avaient regardé ensemble le soleil se coucher avant de rentrer à l’abri des murs de brique pour passer la soirée devant un petit réchaud au gaz avec quelques bières et rien d’autre que leurs souvenirs. A un moment – elle ne savait même plus l’heure qu’il était -, Iman avait tiré de sa poche un feutre noir pour écrit sur leur mur de tags. Iman was here. Rapidement, elle avait été suivie par Tommy.  

Plusieurs fois, durant la soirée, elle avait senti les larmes monter à ses yeux et menacer de déborder mais, tant bien que mal, elle les avait retenues. Tommy, lui, était resté impassible, comme à son habitude. Si la jeune femme lui en avait voulu, à l’époque, bien qu’elle ne s’en rappelle plus, la rancœur avait rapidement fait place au soulagement. S’il avait lui aussi montré un quelconque signe de tristesse, elle aurait probablement craqué.  

Oh god, what in the world are you doing here sweetheart ? Un rire s’échappe de ses lèvres, un rire tremblant, un peu hésitant. What do you mean what am I doing here? marmonne-t-elle alors qu’elle se permet de resserrer brièvement son étreinte autour de lui, une de ses mains dans sa nuque, l’autre autour de la taille du garçon. Enfin, elle le relâche et leurs regards se croisent enfin pour réellement se voir. Son sourire s’élargit. Il la connait bien, mais elle aussi. Être capable d’immédiatement détecter l’hésitation dans sa voix la conforte sur ce fait. C’est toujours son Tommy. Son cœur bat si fort dans sa poitrine qu’il résonne dans ses tympans. Elle a presque du mal à l’entendre, comme entourée de coton. How could I ever forget this plac- Wow shit! Iman lâche un petit cri de surprise lorsqu’il la soulève pour la faire virevolter à quelques centimètres du sol, comme une princesse. Elle rit à pleins poumons alors qu’il la repose et bien après. Ses deux mains viennent s’enrouler autour de la nuque de Tommy, les bras reposant sur ses épaules. Of course it’s really me. Like I said, how could I ever forget about our place? demande-t-elle avant de jeter un œil autour d’eux. Rien n’a vraiment changé. Quelques tags ont été ajoutés sur le mur au fil des années, les bouteilles vides de bière ont changé de place depuis le temps, les anciennes probablement remplacées par des nouvelles. Nothing’s changed here...

Du coin de l’œil, elle voit leurs graffitis. Ils sont restés intactes toutes ses années, certains encadrés de rouge, d’autres non. Elle voit le gigantesque Wake Up!!! qu’elle avait écrit au-dessus de la toile avec l’éléphant, la citation I’d rather have a life of “oh wells” than a life of “what ifs” qu’elle avait écrit bien avant son départ, s’imaginant qu’elle était cool, et puis ce dernier petit graffiti, le dernier qu’elle a posé sur ce mur avant de quitter Tommy.


Elle se rappelle encore de ce qu’elle lui avait dit à l’époque. I’m sure if we look through that hole, we’ll see each other, no matter how far apart we are. Elle était peut-être d’humeur un peu trop mélancolique ce soir-là, peut-être aussi un peu pompette. Iman s’était sentie l’âme d’une poétesse. Ça avait bien fait rire Tommy qui ne ratait jamais une occasion de la taquiner. Mais ce tag était toujours là. Et il les avait réunis. Peu importe que Tommy se moque encore d’elle, elle y croit dur comme fer.  

Iman pourrait lui dire qu’elle n’imaginait pas le retrouver ainsi, même pas dans ses rêves les plus fous. Elle pourrait lui dire qu’il lui a terriblement manqué mais elle sait déjà que c’est réciproque. Ils n’ont pas besoin de mots pour se le dire. Tommy est plus qu’un meilleur ami, c’est un frère. Ils se comprennent au-delà des mots. You look so much better now. Elle le taquine comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. And you learned how to dress. Damn. What happened to you? Alors qu’elle s’écarte légèrement de lui pour observer la pièce dans son ensemble, lèvres entrouvertes, et s’imprégner à nouveau de l’ambiance sereine du lieu, sa main reste toujours entremêlée à celle du garçon. I’m glad to see someone kept the place tidy, ajoute-t-elle avec un petit sourire en coin avant de désigner les bouteilles vides d’un geste du menton.  

(c) mars.